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3) Problématique

Le paradoxe du contrat

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Bon, avant de nous plonger dans les profondeurs et les abimes de l’histoire de notre espèce, repartons comme toujours de notre quotidien, ici et maintenant. Ceux d’entre vous qui ont vu mes vidéos de 2021 et 2022 connaissent déjà ce que j’appelle le paradoxe de la contractualisation. Rappelez-vous, soit un contrat se signe entre personnes de confiance, et dans ce cas, finalement il ne sert à rien – soit il se signe entre personnes qui ne se font pas confiance, et dans ce cas, là aussi, a priori un contrat ne sert à rien non plus. Car pourquoi contracter si on ne se fait pas confiance ?

Derrière ce paradoxe, il y a ce que les juristes appellent l’opposition entre « formalisme » et « consensualisme » - opposition que l’on peut résumer sous la forme d’une question : un contrat est-il valable lorsque des conditions de forme sont remplies, par exemple la signature d’un document ? ou bien, un contrat est-il valable dès lors qu’un « accord » est trouvé entre les parties, même si cet accord n’est pas encore formalisé ?

J’avais déjà abordé cette question en 2022 dans ma vidéo intitulée « Bonne forme, Angoisse et Rituels », dans laquelle je m’étais intéressé à la bonne forme du contrat. Mais j’avais jusqu’à présent laissé de côté ce mystérieux « accord » entre les parties qui fonde pourtant le contrat en droit moderne dans la plupart des pays du monde. C’est en particulier le cas de la France où, à la suite de la réforme de 2016, le Code Civil pose désormais, de façon claire et nette, et ce, dès les premiers mots de l’article 1101 que « le contrat est un accord de volontés ».

Accord de bonne foi ?

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Le problème c’est que, d’un point de vue strictement juridique, ce concept d’« accord des volontés » est assez difficile à formuler ou à rendre opposable. Et pour tenter de le préciser et de l’appréhender, les juristes ont donc inventé une foule de concepts juridiques tout aussi éthérés.

On a ainsi vu fleurir depuis quelques années dans les contrats les clauses de « meilleurs efforts » ou celles d’« intuitu personae ». Mais l’évolution la plus significative selon moi, c’est que le contrat fait désormais souvent référence à la « bonne foi » des parties, comme s’il pouvait en aller autrement.

Cette « bonne foi », la réforme de 2016 l’a même consacrée dans le cadre du nouvel article 1104 du Code Civil. Inscription dans la loi qui nous rappelle en fait à quel point la société française est une société de méfiance et de « mauvaise foi », je vous en avais parlé dans ma vidéo intitulée « On ne se méfie jamais assez ».

Souffle et esprit du contrat

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Derrière ces concepts évanescents que sont l’accord des volontés, la bonne foi ou les meilleurs efforts, se cache en fait ce qu’on appelle l’« esprit du contrat ». Oui, je sais, ça n’est pas beaucoup moins abstrait – mais ce concept a au moins l’avantage de nous replacer dans une perspective historique vieille de plusieurs millénaires, celle de l’esprit saint des chrétiens, des juifs RuwaḤ HaQoDeSh, et des musulmans AlRuwḤ AlQuDuSu.

Et que se cache-t-il derrière cet esprit , ce RuwaḤ en hébreu, ce RuwḤ en arabe ? Tout simplement le souffle et le vent, qui ont toujours fasciné les hommes, qui sentaient bien que ce souffle et ce vent étaient non seulement vital, mais qu’il était surtout au cœur de la coopération humaine. Ce rapport entre l’air et la coopération est en fait très archaïque et remonte en fait à la sortie des premiers animaux hors de l’eau il y plusieurs dizaines de millions d’années – lorsque l’air a tout à coup permis la transmission de signaux sonores – et lumineux. Des millions d’années avant donc que les scientifiques de l’Europe des Lumières ne comprennent la physique de la propagation du son dans l’air.

L’air du vent
Figure: L’air du vent

La parole s’envole

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Voilà pourquoi, quand on s’intéresse au langage et à la coopération humaine, il faut s’intéresser de très près au souffle et au son. Et dans ce domaine, s’il est une personne qui a selon moi le mieux perçu les spécificités de la communication sonore par rapport à la communication visuelle ou écrite, c’est Walter Jackson Ong, le prêtre jésuite et grand spécialiste de linguistique et d’oRaLité, dont je vous parlais dans mes dernières vidéos.

Dans son ouvrage majeur « Orality and Litteracy », Walter Jackson Ong explique ainsi que la première caractéristique du son, c’est évidemment son évanescence : contrairement à l’écrit et aux images, le son n’existe que lorsqu’il disparaît. Dès qu’on l’entend, il n’est plus là. Le son c’est du vent.

La puissance du verbe

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Une autre caractéristique d’un signal sonore, c’est qu’il ne peut être émis sans puissance, sans énergie – contrairement là encore aux supports écrits. Et si vous pouvez voir, sentir, gouter, ou même toucher un animal sauvage lorsqu’il est inerte, si vous entendez le bruit de ce même animal sauvage, vous feriez bien de faire très attention, car quelque chose d’« énergique » et « puissant » pourrait bien vous tomber dessus …

Cet aspect fondamentalement dynamique du son explique que dans les cultures orales, la parole est souvent bien plus un moyen d’action, qu’un moyen d’exprimer ses idées comme nous le pensons aujourd’hui, nous qui sommes totalement imprégné d’écriture comme je vous l’expliquais dans mon avant-dernière vidéo.

Du souffle au son primordial

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Un autre élément caractéristique du langage parlé c’est qu’il est quasiment « inné », contrairement là encore à l’écriture qui nécessite un apprentissage formel. A moins d’être affectés de troubles graves, tous les bébés du monde apprennent en effet naturellement à parler au contact des adultes, sans même être capables de formaliser des règles de grammaire et de syntaxe qui restent totalement inconscientes.

Bref, le son et l’image ce sont deux médias très différents – voire même parfois antagonistes. Rappelez-vous, quand vous étiez enfant et que vous deviez apprendre une récitation par cœur, vous fermiez certainement les yeux pour pouvoir vous concentrer et ne pas être perturbé par ce que vous voyiez – exactement comme les chanteurs à certains moments dans leurs concerts ou les poètes de l’antiquité que l’on représentait souvent les yeux fermés ou même aveugles.

Cette centralité du souffle et du son a donc naturellement été très tôt reconnue par Homo Sapiens dans l’élaboration de ses symboles. Le plus archaïque d’entre tous est probablement le premier CRi que pousse le NouVeau- lorsqu’il sort à l’aiR libre - un des moments les plus intenses auquel un homme peut assister. Toutes les entrailles remuent. Ca fait un bruit un peu comme ça : Tuuuuuu ! Comment ? Vous ne connaissez pas le ShowFaR, la corne que l’on souffle au nouvel an juif, Rosh Hashana, et à Kippour, le jour du Grand Pardon. Rassurez-vous il va m’accompagner pendant quelques vidéos, et il n’aura bientôt plus de secret pour vous.

Au commencement était le verbe

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Mais en attendant, ce caractère primordial du souffle et du son explique qu’il soit sous-jacent à beaucoup de récits de création et de cosmogonie, comme l’a magnifiquement écrit Claude Mettra dans son ouvrage « Saturne ou l’herbe des âmes » - je vous lis:

Souvent l'apparition de la nuit est liée à l'apparition du vent d'où serait née la terre, ce même vent qui aurait, dans d'autres mythes, fécondé une terre déjà formée afin qu'elle enfante du ciel. Quelle que soit la diversité des versions cosmologiques, le vent intervient comme générateur du son, et la nuit intervient comme génératrice de la couleur. Cette naissance du son est sous-jacente à tous les récits de créations. « Au commencement était le verbe », nous dit la Bible et l'abîme primordial peut être considéré comme une caisse de résonance prête à se manifester dès que le souffle divin aurait donné à l'univers son impulsion. Les Upanishads nous indiquent que le monde premier créé est un monde purement acoustique. Cette prééminence du son dans l'acte créateur, Marius Schneider en a magnifiquement retrouvé les traces dans les récits mythiques des Indes mais aussi dans les légendes des peuples archaïques. Pour les Maori, « la force de la procréation, la première extase à vivre, et la joie devant la croissance firent passer le silence de la contemplation au son. Ce son créa le ciel et la terre qui crurent comme des arbres », et évoquant les divinités de l'Inde ancienne, Marius Schneider écrit : « La racine, la puissance et la forme de toutes les existences sont constituées par leurs voix ou par le nom qu'elles portent, parce que tous les êtres commencèrent à exister par le seul fait d'avoir été appelés par leur nom. La nature des premiers êtres est purement acoustique. »

Acoustique, puissance, souffle, origine – vous allez voir que ces concepts sont beaucoup plus archaïques que vous ne le soupçonnez, et sont en fait au cœur du langage que nous manipulons tous les jours sans nous en rendre compte.